Et si Linked-In élevait des crapauds fous, médiateurs numériques ?
Il y a quelques jours, je suis tombé sur cet article du Washington Post, repris en français par Slate Magazine et revenant sur la « rencontre du Big Data et des ressources humaines » que promettent les développements du célèbre réseau social professionnel LinkedIn.
Cette petite lecture m’a rappelé une discussion récente sur les possibilités à venir de la réalité augmentée et de l’internet des objets. Dans pas si longtemps, ces nouvelles technologies nous permettrons de percevoir notre environnement, enrichi d’informations personnalisées et répondant exactement à nos attentes du moment. Il ne faut même plus beaucoup d’imagination pour s’imaginer, Google Glass sur les yeux, sortir dans la rue pour se rendre à un rdv sans même avoir pris de temps de vérifier son itinéraire et voir passer le bus qu’il nous faut, n’indiquant plus « bus n°63 Porte de la Muette » mais directement « Rendez-vous avec François, Gare de Lyon, arrivée prévue avec 10′ d’avance ».
Cela peut aller bien plus loin, au point de ne plus voir que ce que l’on a envie de voir et qui nous intéresse. Le problème qui apparaît immédiatement est alors le risque d’être totalement enfermé dans des envies pré-définies et des intérêts qui ne pourront qu’être la continuation logique de nos expériences passées. C’est le risque de perdre totalement la possibilité de découvrir des choses par hasard, de se tromper, de déceler en flânant une voie que l’on ne connaissait pas.
LinkedIn : le même risque d’être enfermé dans des routines informatisées ?
Le type d’algorithme dont il est question dans l’article « permet de visualiser les connexions sociales entre les utilisateurs jusqu’à plusieurs degrés de séparation », il est capable d’analyser le comportement professionnel d’un candidat et de lui suggérer des évolutions de carrière crédibles. ». Ces mécanismes inductifs tentent de savoir ce qui nous correspond, ce dont nous aurions envie, la suite logique d’une courbe de tendance. Ils semblent apprendre de nos intérêts, de notre profils, de nos habitudes et de nos choix passés et appliquer des schémas pré-définis de gestion des ressources humaines.
Pourtant dans la vie professionnelle comme dans la vie tout court, énormément de choses sont totalement liées à des hasards, à des expériences hors des habitudes justement, à des rencontres originales. C’est l’antithèse des routines programmables sur un ordinateur.
Comment alors, avec un algorithme découvrir autre chose, faire différemment, innover, explorer de nouvelles voies ? Comment connecter des idées simples qui dans un tel schéma ne pourront jamais se rencontrer (alors même que l’innovation provient le plus souvent d’associations originales d’idées qui ne le sont pas forcément ) ?
La fin de l’article précise que « le recrutement à l’ancienne, plus intuitif et personnel que scientifique, n’est selon les professionnels du secteur pas prêt de disparaître ». La réponse donnée semble donc être que, sur ce point, la machine n’est pas encore capable de remplacer l’humain.
Cela ne semble pourtant pas inquiéter les développeurs de LinkedIn qui se projettent « dans une autre dimension, quelque part entre l’agence d’emploi, la prospective économique et la formation des futurs «talents de classe mondiale» que le site se fait fort de réunir ». Bien entendu je ne participe pas à leurs sessions de brainstorming et ne sais pas du tout ce qu’ils prévoient d’introduire dans leur code. Cependant il m’est venue une petite idée : et si LinkedIn pensait aussi à élever des crapaud fous ?
Vous connaissez sans doutes la théorie des crapaud fous ? En voici une version décrite sur un blog:
Chez la plupart des crapauds, les lieux de vie habituels sont distincts des sites de reproduction. Lors de la période nuptiale, un instinct très sûr guide la majorité des crapauds, mâles et femelles, dans la direction des zones généralement humides, voire marécageuse, où ils vont se regrouper, s’accoupler et assurer ainsi la survie de l’espèce. Seuls quelques individus, désorientés pour une raison quelconque, partent dans la mauvaise direction. Ils se traînent sur des terrains inappropriés, meurent de faim, sont dévorés par des prédateurs et n’ont donc qu’une chance infime de trouver un partenaire et l’humidité propice à leurs ébats. Il s’agit là de la situation normale, hors intervention de l’homme. Car celui-ci, de temps à autre, à l’idée de construire une autoroute entre les lieux de séjour ordinaire et les lieux de nuptialité. Cent pour cent des crapauds « normaux » sont alors éliminés. On comprend dés lors que tout l’avenir de leur race dépend des quelques crapauds « fous », dont certains très rares spécimen ont pu, par miracle, se reproduire.
Même sans autoroute au milieu, le propre de la cognition humaine est d’explorer de nouvelles pistes et il n’y a pas pire obstacle à cela que la pensée en silos, toujours plus isolés. Il n’y a pas meilleur remède que le hasard des rencontres, des informations qui tombent sous les yeux.
D’où l’idée : pourquoi les puissants algorithmes de nos réseaux sociaux préférés et notamment ces algorithmes de nouvelle génération que décrit le Washington Post, n’introduiraient-ils pas une touche de hasard ou alors une touche de folie dans leurs suggestions ?
Evidemment, il ne pourrait pas seulement s’agir, d’une information ou d’une suggestion aléatoire qui tomberait au milieu des autres. Le risque que l’information passe inaperçue, soit de suite écartée voire pire, agace franchement l’utilisateur serait trop grand. Il faudrait donc arriver à contextualiser cette information, à la rendre attrayante, ne serait-ce qu’en la présentant comme la touche d’originalité du jour, un petit challenge pour la pensée, un divertissement. En allant encore plus loin il faudrait que ces algorithmes soient capables de « traduire » l’information pour qu’elle paraisse pertinente à son lecteur. Traduire signifiant alors la présenter dans un langage, en dessinant les connections possibles avec l’univers et la culture socio-professionnelle du destinataire.
Aujourd’hui seul un médiateur humain semble être à même d’effectuer une opération aussi complexe mais qui sait, un web sémantique, intégrant pleinement la gestion du langage et des méta-informations pourrait un jour y parvenir. Il procèderait par exemple par induction, en dégageant une information de son jargon pour le remplacer par des synonymes plus communs voire des définitions. Il pourrait extraire des concepts les mécanismes bruts et dresser ainsi des parallèles d’un domaine à un autre. Il pourrait aussi prendre volontairement le contrepieds en allant chercher les domaines les moins connectés possibles et en analysant les nuages de concepts qui gravitent autour jusqu’à trouver un point d’accroche totalement inhabituel.
On est à nouveau dans la science fiction mais l’objet principal de ce petit billet est de mettre en avant l’importance que l’on doit accorder au développement de tels outils. Quand l’objectif ultime de LinkedIn est de « développer le premier graphe de l’économie mondiale», il faut se rappeler que la carte influence énormément notre perception de l’espace. Utilisons donc ces nouveaux outils pour créer de nouveaux ponts, pour forcer les interfaces établies, pour être plus à l’aises dans la complexité, pas pour rendre les microcosmes encore plus hermétiques et reproduire des schémas endémiques finalement très pauvres.