Connecter des « mondes de penser »
« Connecter des mondes de penser ». L’expression peut paraître étrange, pourtant, combien de manières de regarder, de voir, de comprendre, de décrire une même réalité, un même monde, de plus en plus composite et complexe ? Milliers d’yeux qui regardent le monde à leur manière, autant de visions différentes de ce monde, de façons de penser ce monde, de modes de pensée, de mondes de penser.
Les modèles ou plutôt les cartes mentales que nous dessinons du monde[1] sont des outils que l’on forge pour représenter cette complexité, en faire ressortir certains caractères, certaines propriétés, pour mieux les saisir - sont ainsi de plus en plus nombreux.
Modèles physiques, biologiques, sociologiques ou psychologiques des scientifiques ; grilles de lecture politiques ; interprétations d’experts relayées dans les médias. Ce sont autant de manières de définir un angle de vue, de cadrer une question, de centrer l’attention, de classer, de mettre en relation, de guider nos actions quotidiennes.
Nés dans un certain champ ces représentations peuvent y rester ou se diffuser et être reprises dans d’autres. Quelques unes, comme la représentation en réseau (des écosystèmes, de la société, des idées politiques, etc.), deviennent omniprésentes. Certaines restent confinées à un petit bout de la réalité pendant que d’autres cherchent à rendre compte des phénomènes dans leur globalité et à s’imposer comme des références, à la manière de la rationalité utilitariste des économistes. Elles peuvent être plus ou moins techniques, plus ou moins poétiques ou mathématiques, elles peuvent avoir recours à des analogies, par exemple lorsque l’on compare le fonctionnement du cerveau ou de la mémoire à celui d’un disque dur d’ordinateur.
Ces représentations reposent toujours sur un certain nombre d’hypothèses. Elles ont souvent un rôle descriptif, heuristique mais acquièrent parfois un rôle prédictif voir prescriptif.
Tous disciplinés, chacun sa grille de lecture de prédilection
Pour s’y retrouver, ne pas être aveuglé par la complexité des phénomènes qui nous entourent, chacun d’entre nous choisit une paire de lunettes. Il faut souvent un moment pour s’y habituer mais on a vite tendance à la garder ensuite sur les yeux. Notre culture, notre quotidien, nos expériences façonnent et stabilisent une certaine représentation que nous nous faisons du monde et à partir de laquelle nous agissons. Bien entendu, on peut avoir plusieurs cordes à son arc et être capable de regarder les choses de plusieurs points de vues. On peut être ingénieur et poète, voyageur et historien, juriste et philosophe.
Cependant il y a presque toujours une grille de lecture principale que nous forgeons en grandissant. La formation que l’on suit est déterminante dans ce processus, les organisations pour lesquelles nous travaillons également. Se fondre dans le moule qui nous est ainsi proposé nous permet de nous équiper, de maîtriser au moins un outil efficace de lecture et de compréhension des questions auxquelles nous sommes confrontés. Adopter certains réflexes, certaines interprétations, certains raccourcis permet également un échange plus facile, plus direct avec ses pairs, ses collègues. Ce peut être le cas d’un collectif de peintres qui partagent une vision de l’art, d’une équipe d’urbanistes qui ont en commun une représentation de la ville, d’un groupe de programmeurs qui les mêmes habitudes d’écriture des algorithmes, etc.
Comme certaines formations, certains métiers correspondent a priori mieux à certains caractères, à certaines aspirations. On peut ainsi observer (même s’il y a heureusement toujours des exceptions) des parentés entre personnalités et représentations du monde. Manière d’être, de décrire et d’agir s’influencent ainsi en permanence.
La plupart d’entre nous avons ainsi appris à être disciplinés en devant familiers de certaines disciplines en particulier. C’est au fond un critère de réussite tout à fait justifiable, il faut bien être ancré quelque part et chaque modèle est très riche dans ce qu’il permet d’apporter.
Le paradoxe de la complexité : toujours plus de modèles intéressants, encore moins de modèles satisfaisants
Face à la multiplication des acteurs, des interactions, des intrications le nombre des modèles proposés s’agrandit. Il y a toujours plus de lectures suggérées, toujours plus de champs délimités. Les échelles accessibles sont plus nombreuses, les instruments pour les explorer également : des atomes, des galaxies, des bactéries, des gènes, des bit et des pentaoctets… Il y a donc toujours plus de spécialistes, toujours plus de méthodes disponibles.
Pourtant, alors que la pensée du monde semble de plus en plus riche et intéressante plus aucun modèle ne peut prétendre rendre compte des phénomènes dans leur ensemble[2]. Il y a toujours plus de grilles de lecture, toujours plus précises mais encore et toujours trop simplistes pour rendre compte d’une complexité toujours plus visible[3]. Chacun mettant l’accent sur une dimension mais au détriment des autres comme des architectes obnubilés par la sobriété énergétique qui oublieraient que des gens vivent dans l’immeuble qu’ils conçoivent.
Il est illusoire et probablement inutile, d’imaginer un quelconque modèle parfait, capable de représenter l’ensemble des interactions qui forment notre univers car par définition un modèle est réductionniste (le seul modèle complet du monde est le monde lui-même).
Vouloir se reposer sur un modèle unique alors qu’il est par nature partial et qu’il n’éclaire la réalité que sous un certain jour, c’est prendre le risque que la carte mentale ne devienne le territoire. On se résoudrait alors à ignorer tout un tas de choses qui vaudraient le détour mais n’existeraient plus, privées de représentation sur nos plans. C’est ce risque là que l’on court à chaque fois que l’on se laisse tenter par le discours séduisant du dernier philosophe de plateau télé, du dernier coach américain qui prétend avoir découvert la méthode miracle pour s’en sortir dans la vie.
A l’inverse, il est tout aussi impensable de prétendre se passer totalement de modèles, de manières de typologiser, de décrire, d’organiser nos idées sur le monde[4].
Jongler entre les représentations et créer des ponts
C’est pourquoi la principale voie qui nous semble intéressante à suivre est de s’entraîner à jongler en permanence entre les représentations. Il est toujours possible, sans renier ses premières amours, d’apprendre à maîtriser les subtilités d’une nouvelle grille de lecture.
Devenir capable de jouer avec une diversité de modèles, ancré dans l’un mais sans jamais s’enfermer dans aucun, c’est multiplier les opportunités d’avoir de vraies discussions avec une grande diversité de personnes. Cette attitude d’ouverture, de rencontre est la condition sine qua none pour espérer collectivement comprendre, interagir et vivre dans la richesse de notre univers que nous commençons à peine à percevoir. En effet, c’est en connectant nos différents mondes de penser que nous pouvons vraiment réfléchir et agir ensemble, que nous pouvons faire le pari de l’émergence d'idées disruptives, de création de sens, d’intelligence collective.
L’effort à faire pour rendre accessibles les discours trop spécialisés, pour éveiller les curiosités, pour créer des ponts entre des mondes trop éloignés ou trop isolés pour se croiser par hasard, est important mais il est aussi essentiel.
La rencontre de deux de ces « mondes de penser » peut parfois apparaître conflictuelle et donner le sentiment d’approches en concurrence, de lectures contradictoires. L’important n’est pas forcément de trouver la clé du consensus, d’harmoniser les approches mais de leur permettre d’interagir et de dialoguer.
Notes
[1] Nous ne parlons pas ici des modèles formels qui sont les outils premiers de certaines disciplines scientifiques - comme par exemple un modèle d'équilibre général en économie, un modèle de circulation en climatologie[1] ou un modèle de croissance de population en écologie. Ces modèles-là sont adaptés à un usage particulier et sont utilisés de manière consciente par leurs concepteurs qui en connaissent les caractéristiques et les limites. Je parle plutôt des modèles comme manière de se représenter le monde, comme cartes mentales du monde que chacun utilise inconsciemment.
[2] Notons que cela peut être très angoissant et justifier notre envie de choisir et de s’accrocher à une grille d’interprétation suffisamment satisfaisant pour donner des réponses rassurantes à nos questions.
[3] Bien entendu il existe aujourd’hui dans de nombreuses disciplines des modèles développés pour rendre compte de phénomènes complexes, tous ne sont pas simplistes et le travail d’un scientifique, d’un juriste ou d’un ingénieur sait aujourd’hui prendre en compte des interactions multiples, des rétroactions, etc. Mais au final, dans le discours et surtout dans le dialogue, seules des visions très simplifiées sont facilement échangées/partagées.
[4] Peut-être que les big-data prendront un temps le pas sur les tentatives d’abstraction mais il ne sera pas satisfaisant de raisonner uniquement sur des corrélations que nous ne voudrions plus expliquer.
[5] Attention, il ne s’agit pas là d’une forme de relativisme, nous ne parlons que de relativité de la relation, pas de relativité de la réalité, de la même manière que deux photos d’un même paysage prises de deux points de vue peuvent sembler – à cause de perspectives différentes – contradictoires sans remettre en cause l’intégrité ni l’unicité du lieu photographié.